Vous connaissez (ou pas) Jean Sévillia, ce journaliste du Figaro, qui fustige à longueur de page « l’historiquement correct » et le terrorisme intellectuel. Noble tâche que celle-ci…à condition, de ne pas promouvoir à son tour une vision partisane et idéologique de l’histoire.
Or, l’œuvre de Jean Sévilia est marquée par une apologie constante du catholicisme, qui confine à la propagande. Réhabilitation forcenée du Moyen Age et de ses « lumières », défense de l’Inquisition (qui ne tuait pas grand monde, et pour cause, on condamnait fréquemment les hérétiques à la prison à vie, ou à un long pèlerinage, dont, souvent, on ne revenait pas.) etc, etc.
Dernier article en date, dans le Figaro magazine de cette semaine (mon exercice de mithridatisation hebdomadaire), intitulé « Lumineux Moyen Age » (si si).
Le brave homme commence par un magnifique enfonçage de porte ouverte, en dénonçant le célèbre délire de Michelet sur les prétendues terreurs de l’an Mille. Comme si une bourde d’un historien du 19ème siècle suffisait à faire du Moyen Age européen une période de lumière…
Ce brillant raisonnement assené, notre ami journaliste (car Jean Sévilia n’a pas de formation d’historien, on peut le rappeler) en vient à un éloge en règle de l’an Mille, période de la « renaissance ottonienne » (vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est normal.)
Et alors là, tenez-vous bien. L’an mille, c’est une époque géniale, parce que c’est à ce moment que l’Europe de l’est est évangélisée. A grands coups d’épée dans la gueule, via des ordres militaro-religieux comme les sinistres chevaliers teutoniques, bien sûr, mais c’est un détail, que l’on oublie allègrement de rappeler. Toutes les méthodes sont bonnes pour faire triompher une religion d’amour, après tout.
C’est aussi une époque pleine de savants et de génies comme Fulbert de Chartres ou Abbon de Fleury. Un obscur professeur et un théologien, qui n’ont pas inventé grand-chose, mais bon… Si le bonhomme vous en parle, acquiescez d’un signe de tête et prenez un air admiratif.
Bref, vous l’aurez compris, le haut Moyen Age est lumineux, parce qu’à l’époque, on convertissait de force les populations d’Europe de l’est au christianisme, et que d’illustres inconnus s’intéressaient à la géométrie et pondaient d’indigestes traités de théologie. Voilà qui est intéressant.
Les plus téméraires pourront approfondir la réflexion en s’attaquant aux œuvres complètes de l’auteur : celle consacrée à l’impératrice Zita (dont Jean Sévilia souhaite la béatification. Il préside même une association dédiée), ou encore le très bien nommé Historiquement Incorrect. Tout un programme…
Commentaires
Bien que chrétien, je vous approuve complètement : les ouvrages de Jean Sévilia relèvent de la propagande chrétienne-libérale.
Sauf sur un détail : vous relevez que Sévilia n'a pas de formation académique d'historien, ce que vous auriez dû noter comme un point en sa faveur, dans la mesure où l'université enseigne surtout la propagande.
Cependant je trouve votre intérêt pour l'histoire étonnant, à cause de l'adage selon lequel "les peuples païens n'ont pas d'histoire".
Bien que les universités actuelles fassent en effet preuve d'un certain parti pris, je n'irais pas jusqu'à dire qu'il est positif de ne pas avoir de formation académique. On ne tolère d'ailleurs ce genre de choses que dans les sciences humaines: qui irait parler de physique nucléaire ou de bactériologie sans avoir étudié cela à l'université ? En histoire, ça passe, et ce n'est pas d'hier: Jacques Bainville, par exemple, que Sévilia semble d'ailleurs beaucoup apprécier, et qui était, je vous le donne en mille, lui aussi journaliste, a pondu il y a environ 100 ans une Histoire de France, très appréciée dans la droite à tendance monarchiste et catholique. C'est là encore, de l'apologie et de la propagande déguisée, dans la droite ligne de l'historiographie chrétienne depuis Eusèbe de Césarée.
Sinon, j'espère que vous avez cité l'adage "les peuples païens n'ont pas d'histoire" pour plaisanter, car c'est une bêtise sans nom, bien digne de la propagande dont nous parlons ici. La Grèce et Rome, par exemple, nous ont donné d'excellents historiens, probablement les meilleurs avant le 19ème siècle. Thucydide, Polybe, Tacite, Ammien Marcellin excusez du peu ! C'est bien plutôt dans les sociétés monothéistes que l'écriture de l'histoire pose problème, et pour cause, puisque les religions prétendent y enseigner l'histoire. L'occident médiéval et le monde musulman n'ont d'ailleurs guère d'historiens comparables à ceux de l'antiquité païenne. Et au 18 ème siècle, les sciences historiques se relèveront en grande partie en luttant contre l'histoire sainte de l'Eglise, avec des auteurs très anticléricaux, voire antichrétiens, comme Voltaire ou Edward Gibbon. Ne parlons pas des juifs de l'antiquité, qui oscillent entre la propagande pure et dure (quoique très bien ficelée) de l'ancien testament et l'imitation des Grecs et des Romains avec Flavius Josèphe.
Disons les choses clairement: des sociétés qui mettent en valeur la révélation, la foi, le fait de croire sans voir, etc, ne sont évidemment pas un terreau fertile pour les sciences historiques. C'est même l'inverse: les sciences historiques ont tendance à démolir les religions révélées, en montrant qu'elles sont humaines, et en substituant des causes humaines aux soit disant causes divines.
D'ailleurs, on sous estime souvent le rôle de l'historiographie dans la critique de l'Eglise. Au 19ème siècle, par exemple, les oeuvres de Renan ou de Loisy furent des remises en cause tout aussi sérieuses du "roman chrétien" que les théories de Darwin.
L'académie ou l'université prolonge selon moi l'ancien monopole de l'Eglise catholique sur la science. Je ne nie pas qu'une certaine formation académique soit utile, mais plutôt qu'il ne faut pas prendre la science universitaire pour un ensemble de dogmes intangibles. Marx pour qui j'ai beaucoup d'estime, bien que de formation universitaire, avait conscience que sa critique du droit et de l'Etat modernes était trop iconoclaste pour être publiée dans le cadre universitaire.
Pour faire vite, on peut se demander si la critique de l'Etat et de ses institutions ne pose pas le même problème que l'athéisme ou la critique de dieu jadis.
- Il y a bien des historiens dans l'antiquité, mais leurs recueils d'événements et de faits sont bien distincts du problème qui occupe les historiens modernes du "sens de l'histoire", c'est-à-dire de savoir s'il se dégage de la succession des faits politiques, économiques, des évolutions de la science, une orientation particulière, ou bien si le cours des événements est "chaotique". Nietzsche nie que l'histoire ait un sens, mais il ne se fonde pas par hasard sur des arguments païens ou "antiquisants", accusant le judaïsme et le christianisme d'avoir inventé le thème du sens (apocalyptique) de l'histoire.
Je suis loin de considérer les productions universitaires comme des dogmes, c'est contraire à l'esprit même de tout apprentissage réel, de tout exercice des sciences ou des humanités.
Certains messages sont en effet trop iconoclaste pour être émis dans le cadre universitaire. ça ne condamne pas selon moi la formation universitaire en elle-même, même si ça montre ses limites.
Concernant les historiens antiques, on ne peut réduire leurs œuvres à des recueils de faits, à de simples chroniques, même si les moins bonnes œuvres s'en rapprochent.
Quelqu'un comme Thucydide recherche avant tout les causes des évènements, étudie leur enchainement, les motivations des acteurs. Ce qui constitue aujourd'hui encore la base du travail historique (même si, évidemment, ce dernier s'est considérablement affiné depuis l'antiquité)
Le sens de l'histoire est à mon sens une pure invention, issue effectivement du judaïsme et du christianisme. Et, désolé de vous le dire, mais cela est assez largement admis parmi les universitaires, qui ne sont plus guère préoccupés par cette question. S'imaginer qu'un dieu ou un esprit, à la Hegel, tire les ficelles en coulisse, que l'histoire suit un chemin qui doit aboutir à un but précis, toutes ces téléologies historiques sont des enfantillages, qui relèvent de la pure construction intellectuelle.
C'est l'homme qui cherche et "trouve" un sens aux choses, pour expliquer le monde, et toute l'erreur consiste à s'imaginer que ce qu'il plaque sur la réalité est dans la réalité. Exactement comme les pythagoriciens, qui voulaient voir des mathématiques et de la géométrie dans la nature, sans comprendre que ces polygones qu'ils voyaient dans les choses, c'est leur esprit qui les plaquait dessus. Une montagne n'est pas un cone ou un triangle, un tronc d'arbre n'est pas un cylindre, c'est nous, qui y voyons ces formes.
Je rebondis sur le "sens de l'histoire", votre affirmation selon laquelle l'hégélianisme serait passé de mode dans l'université. Selon moi l'idée de modernité inclut l'idée de sens de l'histoire, et l'on ne peut se dire "moderne", consciemment ou pas, hors du cadre de la démonstration de Hegel. Tout l'appareil juridique démocratique est conçu comme un but ou un terme historique ; c'est bien l'histoire qui est invoquée en face des peuples "arriérés", c'est-à-dire ne bénéficiant pas encore de la démocratie.
C'est plutôt la critique de Hegel, qu'elle vienne de Marx ou Nietzsche, qui est passée sous silence dans l'université.
- Au passage je vous trouve bien sévère avec Pythagore dont, bien que n'étant pas païen, j'estime la géométrie plus sérieuse que celle d'Einstein, c'est-à-dire plus solidement fondée sur l'observation de la nature.
Il est vrai que l'idée de progrès, omniprésente dans la philosophie depuis 200 ans (Hegel, Comte, Marx...), est au cœur de la pensée moderne. ça ne l’empêche pas d'être une fumisterie intégrale, qui plaque une schéma technologique sur l'ensemble du monde, comme si la pensée, l'art, la morale, étaient régies par les mêmes règles que l'évolution des locomotives.
Concernant la pensée dominante à l'université et parmi les intellectuels, je pense que nous avons tous les deux raison: d'un coté, la vision téléologique de l'histoire à la saint Augustin/Auguste Comte est globalement disqualifiée. De l'autre, on ne parvient pas vraiment à s'en défaire, et à revenir à une vision païenne, non linéaire de l'histoire. On espère vaguement que l'humanité évoluera, qu'il y aura un progrès, sans plus croire qu'un esprit/dieu/etc dirige tout ça.
A. Comte n'est pas si idiot que ça, il avait remarqué que les étudiants et les professeurs de l'école polytechnique étaient des imbéciles et des ignorants ; or confondre les jongleries algébriques avec la science fait bien partie du préjugé débile en faveur de l'idée de progrès moderne.
- S'agissant de Marx, sa critique drastique de l'Etat et du droit moderne lui a valu très tôt d'être censuré par l'intelligentsia stalinienne, pour des raisons faciles à deviner.
- L'idée hégélienne du progrès prévaut donc, selon moi d'une manière beaucoup plus importante que vous le croyez dans l'université et le système scolaire en général. C'est d'ailleurs largement ce qui explique que la vision païenne ne parvient pas à s'imposer, y compris en France où le terrain serait assez favorable (la "modernité" est un concept religieux largement allemand).
L'idée de progrès est très largement ancrée, je ne le nie pas. Il s'agit en quelque sorte d'un hégélianisme purgé de son coté mystique et donc voué à tomber un jour ou l'autre, puisque sans fondement.
Comment expliquer cette foi en un futur meilleur, sans même un dieu ou une force quelconque pour orienter l'histoire ? Et ce alors même que le 20ème siècle est rempli d'horreurs (des penseurs comme Michel Serres expliquent ces éruptions de barbarie dans notre belle société moderne si civilisée par des failles spatio-temporelles. Quelles crétineries n'est-on pas prêt à inventer pour défendre la vision progressiste de l'histoire !)
Sauf que la "laïcité" est une thèse mystique hégélienne, par exemple, et que ce principe joue un rôle essentiel dans l'autorité de l'Etat, notamment parce que son pouvoir de censure en dépend.
Je reconnais comme vous le crétinisme avancé de Michel Serres : mais, précisément, ce genre de crétin n'aurait pas voix au chapitre si le slogan de la modernité n'était pas aussi important.
On peut mesurer grâce à l'histoire de l'URSS à quel point l'idée du progrès moderne est utile pour remplacer l'ancien culte, car 1/au moment de la naissance de l'URSS, cette idéologie progressiste est déjà largement caduque ; 2/il est presque aussi difficile de fonder l'idée de progrès moderne sur Marx que sur Nietzsche, et les intellectuels communistes ont donc dû mettre la critique marxiste de l'Etat moderne sous le boisseau, vidant ainsi le marxisme de sa substance pour le transformer en hégélianisme. Et ce n'est pas une "théorie du complot", on peut citer des tas de noms d'intellectuels communistes antimarxistes : Sartre, Aragon, Althusser, Balibar, Badiou, etc., dont la principale tâche est la réhabilitation de l'Etat et de l'anthropologie hégélienne.